LE FOND DE L’AIR 
                  EST ROUGE



1967-1977 scène de la troisième guerre mondiale 

    En 1977 Chris Marker réalise  “Le fond de l’air est rouge”,  un film de quatre heures  découpé en deux parties LES MAINS FRAGILES / LES MAINS COUPÉES dont l’année 1967 marque la césure. Comme le disait les Cahiers du cinéma, en janvier 1978 : « Dans un rapprochement qui dans l’esprit de son auteur était accablant » (dixit Chris Marker). « J’ai envie de dire que ce film, c’est un film très “Édition Maspero”… »  


    « En 1967 tout est joué : la Révolution culturelle est reprise en main, l’échec de la gauche révolutionnaire au Venezuela (plus significatif, quoique moins spectaculaire, que la mort du Che en Bolivie) a marqué le tournant de la tentative castriste de « révolution dans la révolution », partout les pouvoirs ont commencé à infiltrer et contrôler les groupes « subversifs », les appareils politiques traditionnels ont déjà commencé de sécréter les anticorps qui leur permettront de survivre à la plus grande menace qu’ils aient rencontrée sur leur chemin. Mais « on » ne le sait pas encore. Et, comme la boule de bowling de Boris Karloff dans Scarface qui abat encore des quilles sur sa lancée alors que la main qui l’a jetée est déjà morte, toutes ces énergies et ces espoirs accumulés dans la période montante du Mouvement aboutiront à l’éclatante et vaine parade de 1968, à Paris à Prague, à Mexico, ailleurs...
VAINE? C’est à voir. L’écrasement des guérillas, l’occupation de la Tchécoslovaquie, la tragédie chilienne, le mythe chinois, si longtemps préservé par un eurocentrisme à l’envers et aboutissant au psychodrame de la bande des Quatre font de l’après-68 une longue suite de défaites sur les terrains choisis. Dans le déroulement même de ces échecs, des actes ont été posés, des paroles ont été dites, des forces sont apparues qui font que « rien ne peut plus être comme avant » (comme on chantait chez Lip). Dans le même temps que le souvenir en a été modifié ou effacé, et quelquefois par ceux-là mêmes qui en avaient été les porteurs. D’où l’intérêt de refaire patiemment le chemin parcouru, d’en relever les traces, d’y trouver les indices, les mégots, les empreintes... Enquête antipolicière, qui cherche à retrouver les auteurs de l’innocence plus que ceux du crime, même. »

                                                                                  Chris Marker
Le fond de l’air est rouge
scène de la troisième guerre mondiale 1967 1977
texte et description d’un film de Chris Marker


QU'EST-CE QU'ELLES ONT en commun, ces images qui traînent au fond de nos boîtes après chaque film terminé, ces séquences montées qui à un certain moment disparaissent du montage, ces « chutes », ces « non utilisées» (NU dans le code des monteurs)? C'était le premier projet de ce film: interroger en quelque sorte, autour d'un thème qui me préoccupe (l'évolution de la problématique politique dans le monde autour des années 67/70), notre refoulé en images.

DEPUIS, une autre forme de refoulé m'a été proposée par le hasard d'une coproduction télévisée: des images, cette fois, parfaitement utilisées, montées, émises - mais par le fait qu'elles appartenaient aux émissions d'information TV, immédiatement absorbées par les sables mouvants sur lesquels s'édifient ces empires: balayage de l'événement par un autre, substitution du rêvé au perçu, et chute finale dans l'immémoire collective.

IL ÉTAIT tentant de faire agir l'une sur l'autre ces deux séries de refoulés. Tentant d'y chercher un éclairage de chacune par l'autre: le document rejeté d'un film militant parce que trop ambigu se heurtant au même événement décrit « objectivement » par une agence d'images. Le signe ou le cri échappé au reporter étranger à telle action, confronté au commentaire politique de cette action resté en plan faute de témoignage pour l'étayer. Hypothèses de travail. La réponse - une partie de la réponse - se trouve peut-être dans le film terminé.

DURÉE: 4 heures. Deux parties: LES MAINS FRAGILES - LES MAINS COUPÉES. La césure se situe autour de l'année 68. Pourtant en 67 tout est joué : la Révolution culturelle est reprise en main, l'échec de la gauche révolutionnaire au Venezuela (plus significatif, quoique moins spectaculaire, que la mort du Che en Bolivie) a marqué le tournant de la tentative castriste de « révolution dans la révolution », partout les pouvoirs ont commencé à infiltrer et contrôler les groupes « subversifs », les appareils politiques traditionnels ont déjà commencé de sécréter les anticorps qui leur permettront de survivre à la plus grande menace qu'ils aient rencontrée sur leur chemin. Mais « on » ne le sait pas encore. Et, comme la boule de bowling de Boris Karloff dans Scarface qui abat encore des quilles sur sa lancée alors que la main qui l'a jetée est dé; à morte, toutes ces énergies et ces espoirs accumulés dans la période montante du Mouvement aboutiront à l'éclatante et vaine parade de 1968, à Paris, à Prague, à Mexico, ailleurs...

VAINE? C'est à voir. L'écrasement des guérillas, l'occupation de la Tchécoslovaquie, la tragédie chilienne, le mythe chinois, si longtemps préservé par un eurocentrisme à l'envers et aboutissant au psychodrame de la bande des Quatre font de l'après-68 une longue suite de défaites - sur les terrains choisis (et encore, le film a été réalisé avant la défaite qui nous touche de plus près: celle de la gauche en mars 1978) *. Mais dans le déroulement même de ces échecs, des actes ont été posés, des paroles ont été dites, des forces sont apparues qui font que « rien ne peut plus être comme avant» (comme on chantait chez Lip) - dans le même temps que le souvenir en a été modifié ou effacé, et quelquefois par ceux-là même qui en avaient été les porteurs. D'où l'intérêt de refaire patiemment le chemin parcouru, d'en relever les traces, d'y trouver les indices, les mégots, les empreintes... Enquête antipolicière, qui cherche à retrouver les auteurs de l'innocence plus que ceux du crime, même - et surtout - lorsque l'innocence de 68 est devenue le crime de 78, ou vice-versa.

ET PUIS SURTOUT, il y a ce dialogue enfin possible entre toutes ces voix que seule l'illusion lyrique de 68 avait fait se rencontrer un court moment. Le reflux venu, chacun est rentré dans sa monophonie triomphaliste ou rageuse. Le montage restitue, on l'espère, à l'histoire sa polyphonie. Pas de rapprochements gratuits ici, pas non plus de cette courte malice qui consisterait à mettre des hommes en contradiction avec eux-mêmes (qui ne l'est pas, au moins une fois?). Chaque pas de ce dialogue imaginaire vise à créer une troisième voix produite par la rencontre des deux premières et distincte d'elles... Après tout, c'est peut-être bien ça la dialectique? Je ne me vante pas d'avoir réussi un film dialectique. Mais j'ai essayé pour une fois (ayant en mon temps passablement abusé de l'exercice du pouvoir par le commentaire-dirigeant) de rendre au spectateur, par le montage, « son» commentaire, c'est-à-dire son pouvoir.

CHRIS. MARKER

* Une citation de Bernard Shaw s'était imposée à moi en juin 68 : « Le soldat anglais peut résister à tout, sauf à son propre Etat-Major. » Elle s'applique encore mieux en avril 78.



4ème de couverture

« ON a tendance à croire que la Troisième Guerre mondiale commencera avec le lancer d'un missile nucléaire. Je pense plutôt qu'elle s'achèvera ainsi. D'ici là continueront de se développer les figures d'un jeu compliqué dont le décryptage risque de donner du boulot aux historiens de l'avenir, s'il en reste.

« C'est un jeu bizarre, dont les règles changent au fur et à mesure de la partie, où la rivalité des superpuissances se métamorphose aussi bien en Sainte-Alliance des riches contre les pauvres qu'en guerre d'élimination sélective des avant-gardes révolutionnaires, là où l'usage des bombes mettrait en danger les sources de matières premières, qu'en manipulation de ces avant-gardes elles mêmes pour des buts qui ne sont pas les leurs.

« Au cours des dix dernières années, un certain nombre d'hommes et de forces (quelquefois plus instinctives qu'organisées) ont tenté de jouer pour leur compte fût-ce en renversant les pièces. Tous ont échoué sur les terrains qu'ils avaient choisis. C'est quand même leur passage qui a le plus profondément transformé les données politiques de notre temps.

« Ce film - dont on a ici le texte intégral de la bande son, ainsi que la description de la bande image - ne prétend qu'à mettre en évidence quelques étapes de cette transformation. »

Chris. Marker 1978



Cameraman, photographe, monteur, auteur du commentaire et de la bande son.

Parcours

Christian François Bouche-Villeneuve, alias Chris Marker, né en 1921 à Neuilly-sur-Seine : écrivain, essayiste, photographe, voyageur, cinéaste engagé (nostalgie du communisme) et dégagé (critique ironique de l'inégalité du monde, communisme compris) ; amoureux des Russes, de l'Asie et de ses femmes, fasciné par les arts et les méandres de l'histoire comme circonvolutions de la conscience. Son oeuvre audiovisuelle, argentique et électronique, est un théâtre de la mémoire du siècle dernier, revu par l'art nouveau de ce siècle, le cinéma. En contrepoint de ce grand oeuvre mêlant images documentaires et commentaires littéraires, Marker tourne des films d'urgence militante (grève, guerre'85), basés sur l'entretien avec des protagonistes engagés dans la lutte.

Au sortir de ses études de philosophie, Chris Marker participe à la Libération dans les FTP (Francs-tireurs partisans), puis comme parachutiste dans l'armée américaine.

Dans les années 50, il dirige, aux éditions du Seuil, la collection de livres de voyage "Petite planète", et écrit, dans une collection jumelle, un Giraudoux par lui-même. Les futurs "Commentaires" de ses films seront publiés chez ce même prestigieux éditeur.

Marker écrit aussi sur le théâtre dans la revue Doc, éditée par l'association Peuple et Culture. C'est par ce biais qu'il rencontre Alain Resnais, avec lequel il co-réalise son premier film, Les statues meurent aussi (1950). S'ensuivra une théorie de films-essais, de longueur variée, mariant prises de vues documentaires (photo, cinéma, puis vidéo), images d'archives et cinéma direct, avec la réflexion littéraire et l'engagement politique.

Paradoxalement, son film le plus célèbre est son seul film de fiction : La jetée (1962). Mais ces "scènes de la 3ème guerre mondiale", imaginées en photos fixes (tantôt comme des mauvais rêves prémonitoires, tantôt comme des souvenirs amoureux) formeront, quinze ans plus tard, le sous-titre du Fond de l'air est rouge, documentaire de montage fleuve sur les grandes luttes "de libération" des sixties. 
L'oeuvre de Marker est ainsi cousue de quelques fils rouges, dont les reprises dessinent des motifs poétiques et politiques à la fois, toujours répétés toujours différents, au gré des évolutions, révolutions et involutions de l'époque : le bonheur/l'histoire, l'amour/l'horreur, l'animal/le sacré, l'art/la mort'85 Le photo-montage Si j'avais quatre dromadaires (1966) en proposait déjà la matrice, en opposant et apposant deux visions du monde : côté Château (sous le signe du Pouvoir et de Kafka) et côté Jardin (sous le signe du paradis perdu et de l'art). 

De même stylistiquement, Marker retravaille à chaque nouvelle création, la dialectique entre souvenir et devenir, espérance (révolution) et désillusion (répression), traduite par le montage polychronique entre images arrêtées/images en mouvement, archives/actualité, et polyphonie entre voix-je du commentaire et voix du monde. Cette oeuvre proliférante et inclassable intègre, depuis les années 80, des installations vidéo et autre CD-Rom Immemory, 1998) 

Chris Marker est un homme qui préfère les amitiés discrètes aux apparitions publiques, la conversation aux tribunes et la poésie aux théories. Il sème dans ses films des signes de reconnaissance pour les amis, de même que des amis lui envoient des images du monde qu'il convie dans ses films. Il y a, de par le monde, une internationale occulte des markerophiles, dont le centre est un bar minuscule qui s'appelle "La jetée" dans le quartier chaud de Tokyo, où passent incognitos des cinéastes connus. Wim Wenders a réussi (dans Tokyo Ga) à y filmer Chris, à moitié caché derrière un menu frappé du dessin de son chat favori. Un véritable bestiaire d'animaux familiers et sauvages parcourt les films de Marker : chat, chouette, dromadaire, éléphant'85 surtout chat, incarnant tantôt l'innocence que nous avons perdue, tantôt la cruauté des hommes, tantôt un des nombreux mondes parallèles que savent si bien convoquer ses montages. Le chat, c'est à la fois Felix (le bonheur), et le Sphinx, qui dévore celui qui ne sait pas déchiffrer l'énigme du temps.

Rappelons pour finir que l'écrivain et poète Henri Michaux aurait dit : "Il faudrait raser la Sorbonne et mettre Chris Marker à la place." 

Filmographie
 
•  Réalisateur
•  1952 Olympia 52
•  l956 Dimanche à Pékin
•  1958 Lettre de Sibérie
•  1960 Description d'un combat
•  1961 Cuba Si
•  1962 La Jetée
•  1962 Le Joli Mai
•  1965 Le Mystère Koumiko
•  1966 Si j'avais quatre dromadaires
•  1969 On vous parle de Prague : Le deuxième procès d'Artur London
•  1969 Jour de tournage (A propos de L'Aveu) 
•  1970 On vous parle du Brésil : Carlos Marighela
•  1970 On vous parle de Paris : Les mots ont un sens (Portrait de François Maspero) 
•  1970 La Bataille des dix millions
•  1971 Le Train en marche (Portrait d'Alexandre Medvedkine) 
•  1973 On vous parle du Chili : Ce que disait Allende
•  1973 L'Ambassade
•  1974 Puisqu'on vous dit que c'est possible (Lip) 
•  1974 La solitude du chanteur de fond
•  1977 Le fond de l'air est rouge
•  1981 Junkopia (San Francisco) 
•  1982 Sans soleil
•  1984 2084 
•  1985 A.K. (Akira Kurosawa) 
•  1986 Mémoires pour Simone
•  1996 Level Five
•  Co-réalisateur
•  950 Les statues meurent aussiavec Alain Resnais
•  1967 Loin du Vietnam avec A. Resnais, W. Klein, J. Ivens, A. Varda, C. Lelouch, JL Godard
•  1968 A bientôt j'espère avec Mario Marret, Chris Marker
•  1968 La sixième face du Pentagone avec François Reichenbach
•  1968 Ciné-tracts Chris Marker, qui serait à l'origine du projet, aurait réalisé quelques films de la série. 
•  1972 Vive la baleine avec Mario Ruspolir
•  Quelques collaborations
•  1955 Nuit et brouillard de Alain Resnais
•  1956 Toute la mémoire du monde de Alain Resnais
•  1956 Les hommes de la baleine de Mario Ruspoli
•  1957 Broadway by light de William Klein
•  1957 Le mystère de l'atelier quinze de André Heinrich et Alain Resnais

Fiche mise à jour le 15 septembre 2004
Fiche réalisée par François Niney
Outils
•  Bibliographie
Le documentaire un autre cinéma, Gauthier Guy, Paris, Editions Nathan,1995 [chapitres intitulés " La vie en direct " et " La vie en mémoire "].
Anatole Dauman  : Souvenir-Ecran, Gerber Jacques, Paris, Centre Georges Pompidou, 1989 [chapitre intitulé " Trois flandrins qui ébranlèrent le temple : Jean Rouch, Chris Marker, Jean-Luc Godard "].
Dossier Chris Marker, Positif n°433, mars 1997 p.76-104
Lien(s) associé(s) sur la base Image
du même auteur : 
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Sans soleil
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